Regarde, regarde les arlequins ! by Vladimir Nabokov

Regarde, regarde les arlequins ! by Vladimir Nabokov

Auteur:Vladimir Nabokov [Nabokov, Vladimir]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2213003904
Éditeur: Fayard


TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Ni Meurtre au soleil (Slaughter in the Sun — c’est le titre qui fut donné à la traduction anglaise de Camera Lucida tandis que je gisais impuissant sur mon lit d’hôpital à New York) ni Le Gibus rouge (sic) ne se vendirent bien. Mon étrange, superbe, ambitieux Voir sous : réel brilla, le temps d’une respiration, au dernier échelon de la liste des best-sellers dans un journal de la Côte ouest, avant de disparaître pour de bon. Dans ces circonstances, je ne pus refuser le poste de maître de conférences que m’offrit l’université de Quirn en 1940, sur la foi de ma réputation européenne. Au cours des années, ma situation dans cette université devait prendre de l’ampleur, et je fus nommé professeur en 1950 ou 1955 — je ne retrouve pas la date exacte dans mes vieilles notes.

Malgré le fait que j’étais convenablement rémunéré pour mes deux conférences hebdomadaires sur les chefs-d’œuvre européens et mon séminaire du jeudi sur l’Ulysse de Joyce (mon revenu passa de 5 000 dollars par an au début à 15 000 dans les années 50) et qu’en outre Le Beau et le Papillon, la revue la plus généreuse du monde, m’acheta et me paya grassement plusieurs de mes nouvelles, je ne fus vraiment à l’abri du besoin que lorsque mon Royaume au bord de la mer (1962) vint compenser une partie de la perte de ma fortune russe (1917) et me débarrasser de tout souci financier jusqu’au jour où cessent les soucis. Je n’ai pas pour habitude de découper et de garder les critiques de mes détracteurs et les insultes des envieux, mais je chéris la définition suivante : « C’est le seul cas connu de l’histoire où un mendiant européen est devenu son propre oncle d’Amérique (amerikanskïi diadiouchka) », ainsi formulée par mon fidèle zoïle, Demian Basilevski — un des rares grands sauriens des marais de l’émigration à m’avoir suivi en 1939 dans cette Amérique accueillante et somme toute admirable, où, en moins de temps qu’il n’en faut pour pondre un œuf, il fonda une revue trimestrielle en langue russe qu’il dirige encore aujourd’hui, trente-cinq ans plus tard, dans son héroïque vieillesse.

L’appartement meublé que nous louâmes en fin de compte à l’étage supérieur d’une belle maison (10, Buffalo Street) me plut d’emblée à cause de son bureau exceptionnellement confortable et de sa grande bibliothèque garnie d’ouvrages sur le savoir américain — dont une encyclopédie en vingt volumes. Annette aurait préféré une de ces constructions du genre datcha que l’Administration nous fit également visiter, mais elle n’insista pas quand je lui fis remarquer que ce qui avait l’air douillet et délicieusement vieillot en été ne pouvait qu’être glacial et inquiétant le reste de l’année.

L’émotivité d’Annette me tracassait : son cou, dont la grâce m’avait séduit, semblait s’être allongé et aminci. Une expression de douce mélancolie prêtait à son visage botticellien une nouvelle et indésirable beauté : l’habitude qu’elle avait prise de rentrer les joues lorsqu’elle était songeuse ou indécise accentuait encore l’incurvation du creux sous la saillie des pommettes.



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